[LECTURE] "La Brioche" par Alexandre Gros : "Coup de coeur du jury" au Salon du Livre d'Hermillon (Savoie)
À l’occasion du 29ème Salon du Livre d’Hermillon en Savoie, le récit d’Alexandre Gros intitulée « La Brioche » a été distinguée comme « Coup de cœur du jury » au Concours d’Écriture de Nouvelles.
Bonne lecture !
Chaque année, le Salon du Livre d’Hermillon organise un Concours d’Écriture de Nouvelles en lien avec la thématique de l’événement. Cette année 2018, Alexandre Gros (Fondateur des Éditions Big Pepper mais également auteur des albums jeunesse de Lapinours) a soumis sa nouvelle intitulée « La Brioche » qui s’est vue attribuer un « Coup de cœur du jury ».
Nous vous proposons donc de lire ci-dessous « La Brioche ». N’hésitez pas à laisser un commentaire en bas de page ou sur la page Facebook des Éditions Big Pepper pour partager vos impressions !
LA BRIOCHE
Il fait encore très froid ce matin. Que dis-je ? L’air est terriblement glacial. Les vingt minutes de marche qui séparent le dortoir des ouvriers de l’entrée du tunnel me semblent durer une heure. Le vent gelé fouette mon visage comme on bât les blés pour en extraire le grain. C’est mon premier hiver dans les Alpes. C’est d’ailleurs mon premier hiver en dehors de ma Toscane natale.
Une grande campagne de recrutement pour le percement du tunnel ferroviaire du Fréjus a eu lieu il y a quelques mois et comme les salaires promis étaient bien au-dessus de ce que je pouvais gagner à la ferme familiale, j’ai décidé de tenter le coup. Et j’ai bien fait. En n’envoyant que la moitié de mon nouveau salaire à ma famille, mon père pouvait employer deux hommes pour me remplacer, et il envisageait même, m’avait-il confié dans sa dernière lettre, de pouvoir cultiver à nouveau les terres restées en jachère trop longtemps faute de main d’œuvre.
Mon travail n’est pas très compliqué, mais les journées sont longues. Je suis en charge de l’éclairage. Muni d’un tonneau de combustible sur roulettes, ma mission consiste à faire des allers-retours dans la galerie et approvisionner en huile toutes les lampes du chantier. Gare à moi si j’en oublie une ! Le rythme de travail des ouvriers est effréné et une lampe éteinte peut faire perdre du temps à nombre de travailleurs. Heureusement, sous terre, il fait moins froid et les nombreux kilomètres que je parcours toute la journée me réchauffent.
L’ambiance est très chaleureuse. Je côtoie des gens qui viennent d’un peu partout : Piémont, Sardaigne, Lombardie, France, Suisse. Tous ont quitté leurs provinces, parfois en risquant leur vie, pour tirer partie de ce chantier colossal. Nous sommes logés tous ensemble dans des dortoirs à Bardonecchia. D’autres habitent à proximité, à Oulx, Bardonecchia, ou même Modane depuis qu’on a ouvert complètement le passage sous-terrain. Je me suis fait de nombreux amis, mais je m’entends particulièrement bien avec Louis, un modanais qui a, comme moi, à peine vingt ans. Nous sommes rapidement devenus très proches.
Chaque lundi, pour la pause déjeuner, j’apporte une brioche confectionnée la veille, que je partage volontiers avec quelques camarades pour le dessert. Louis se débrouille toujours pour être là. Son travail harassant de déchargement des remblais ne lui plait pas et il ne veut rater ce moment de partage sous aucun prétexte.
– Alors, Sergio ! Tu as eu le temps de préparer de la brioche hier ?
– Oh, tu sais, je n’ai pas grand-chose d’autre choses à faire le dimanche. Et puis, j’aimebien cette recette. C’est ma grand-mère qui m’a donné son carnet avant que je ne quittela maison. Elle devait avoir peur que je n’aime pas la nourriture de la cantine…
– Et bien si elle était là, je lui sauterais dans les bras, à ta grand-mère. Cette brioche estdivine !
Voilà, c’est le petit rituel du lundi… Le problème, c’est que de plus en plus d’ouvriers demandent à se joindre à nous pour le casse-croute et qu’il va bientôt falloir que je prépare deux brioches pour contenter tout le monde. Fernando a proposé d’en ramener une également pour me soulager. Mais elle n’est vraiment pas fameuse et il en reste chaque fois. La mienne, en revanche, disparaît en quelques minutes. Mais quel bonheur de voir les collègues sourire et oublier leurs pénibles tâches un instant !
Fernando m’a demandé de lui cuisiner une brioche pour qu’il la fasse gouter à sa famille. Il me la paierait bien sûr, mais il en a tellement vanté la saveur, que ses proches le supplient chaque semaine d’en rapporter. C’est ainsi que, la semaine suivante, je vends ma première brioche au noir. Et la rumeur ne mettra pas longtemps à circuler.
– Dis Sergio, tu vends des brioches il parait. Tu m’en ferais une pour lundi prochain ?
– J’en ai déjà trois à faire, Marco. Il faudra attendre dix jours.
– Entendu ! Et n’oublie pas les fruits confits !
Mes brioches fourrées aux oranges et melons confits ont maintenant tellement de succès, que je dois commencer à remplir une liste d’attente. J’y consacre des dimanches entiers. En quelques mois, j’ai accumulé une sacrée cagnotte. J’en discute avec mon copain Louis et lui confie que j’envisage sérieusement de quitter le tunnel et d’ouvrir un commerce de brioches. Je lui demande aussi, comme il vit à Modane, de me prévenir s’il voit un local disponible pour m’installer. Il accepte avec plaisir. Chaque semaine je l’interroge pour savoir s’il a repéré quelque chose, mais il répond toujours par la négative. Les semaines, puis les mois passent et mon petit marché clandestin sous-terrain se porte on ne peut mieux. J’ai essayé de demander au chef de chantier de ne travailler que cinq jours par semaine sans lui détailler les raisons de cette requête. Mais il m’a rétorqué sévèrement que si ce travail était trop dur pour moi, je n’avais qu’à retourner au cul des vaches de mon père. L’été arrive, et je retrouve enfin des températures familières de mon pays. Louis ne s’est pas présenté au travail depuis trois semaines et je commence à m’inquiéter. Quelque chose de grave a dû se passer, sinon il m’aurait prévenu. Je décide alors de sacrifier un dimanche de pâtisserie pour aller demander de ses nouvelles à Modane. J’en profiterai pour rechercher un local pour ma pâtisserie. Fernando a gentiment accepté de me prêter sa bicyclette pour me faire gagner un peu de temps. En passant par le tunnel, je ne mettrai pas plus de 3 heures pour rejoindre Modane.
C’est la première fois que je viens à Modane. Quelle ville animée ! Il y a des dizaines de cafés dans la grande rue centrale, desquels vont et viennent des militaires, des commerçants, des bourgeois et des paysans. De la musique s’échappe de chacun d’eux, créant une atmosphère festive.
J’entreprends de remonter la rue principale. Aucun pas de porte ne semble disponible. Je m’égare dans mes pensées tout en continuant mon chemin quand, soudain, je vois une file d’attente longue comme un jour sans pain qui obstrue toute la route. Curieux, je m’approche de la vitrine. C’est une boulangerie. Toute neuve. Je lève la tête et lis l’enseigne suivante : « Chez Louis – Pain de Modane ».
Ce doit être une coïncidence. Ce doit être un autre Louis. C’est un prénom courant par ici. Mon Louis ne m’a jamais parlé d’ouvrir une boulangerie. En observant une dame sortir de la boutique, je découvre qu’elle porte une brioche qui ressemble étrangement à celles que je tiens de ma grand-mère. Mon teint pâlit et mon cœur s’emballe.
Je me rapproche encore et colle mon visage au carreau pour voir à l’intérieur. Il est là. C’est bien lui. C’est bien Louis. À l’instant où il m’aperçoit, il se fige. Son visage se crispe en une grimace pétrifiée. Il rougit comme un enfant qu’on aurait pris en train de faire une bêtise. Son regard est triste. On devine son sentiment de honte, de gène, ou de culpabilité ? J’ai la sensation qu’on vient de me planter un couteau dans le cœur. Non pas parce qu’on m’a volé mon idée et copié mon savoir-faire, mais parce que je viens de perdre mon meilleur ami.
Les jours sont ternes désormais. Je n’ai plus de goût à rien. Les collègues voient bien que je n’ai pas le moral.
Marco, pensant bien faire en évoquant un sujet que j’affectionne, me lance sur un ton chantant :
-Alors Sergio, tu me feras une brioche pour lundi si tu as de la place sur ta liste ?
-Mmm… D’accord…
Mais il n’y aura pas de lundi suivant.
Tant pis pour les brioches.
Tant pis pour les amis.
Alexandre Gros
Nous espérons que vous avez passé un bon moment de lecture.
Vous pouvez également lire « Le Foyer« , une autre nouvelle d’Alexandre Gros, « Coup de coeur du Jury » au Salon du Livre d’Hermillon 2020.
L’ensemble des nouvelles proposées lors de ce concours est disponible sur le site internet du Salon du Livre d’Hermillon.
Big Bisous !